MOTORHOME - Hernán Domínguez Nimo


Texto en español en Axxón: "Motor home".
Publicado en inglés en Ficciones argentinas.

Traducido al francés por Jean Claude Parat.


Un client! cria Goyo en même temps qu’il entrait dans les toilettes.

Greta écarta la revue de mots croisés pour voir le camping-car qui pénétrait sur l’aire de stationnement. Elle n’eut pas besoin d’y regarder à deux fois pour savoir de quel véhicule il s’agissait et à qui elle l’avait loué. De toute façon Goyo se trouvait toujours une bonne excuse pour ne pas avoir à s’occuper des gris. Jusqu’à un certain point Greta était compréhensive et elle avait fermé les yeux. Mais là c’était trop, sept clients sur dix étaient des gris, et Greta ne versait pas un salaire à Goyo pour qu’il la laisse seule s’occuper de l’affaire.

Elle posa la revue sur le bureau et sortit dans la cour. Pour elle un client était un client et les gris payaient toujours sans discuter le prix. Ces temps-ci où les hippies étaient morts ou s’étaient reconvertis en yuppies, il y avait deux types de clients, les ivrognes et les gris. Et Greta n’avait aucun doute sur ses préférences.

Le camping-car freina et immédiatement la porte latérale s’ouvrit. Greta essaya de garder son calme quand la première extension apparut pour se poser sur le sol. Suivirent deux autres pattes et enfin le cou qui soutenait la tête. Les gris mesuraient presque deux mètres et paraissaient ne pas avoir de torse, seulement un cou long et large qui reliait la tête au bassin bizarrement circulaire.

Derrière le premier sortirent les autres gris. Une famille complète, même la mascotte était là, une espèce de lézard avec des grandes pattes, très déplaisante. Greta compta sept gris, trois de plus que ceux qui figuraient sur le registre, les trois plus petits, sans aucun doute. Et même si le prix de location n’était pas au nombre de personnes, cela la gênait de savoir qu’ils avaient utilisé le camping-car comme lieu de procréation.

Le gris qui avait signé le reçu et payé s’approcha ; elle le reconnu parce qu’il était le plus grand. Il s’arrêta face à Greta, qui avait toujours le regard fixé sur ses jambes.

Tout était très bien, très confortable, dit le gris de ce ton solennel et monotone qu’ils avaient l’habitude d’employer, comme un ivrogne s’efforçant à parler distinctement.

Même si ce camping-car était un des modèles les plus hauts, le toit n’était qu’à un mètre quatre-vingts du sol sur presque toute la longueur. Mais si le gris s’était trouvé à l’aise, ce n’est pas elle qui allait le contredire.

Je vais jeter un coup d’œil, dit Greta, évitant instinctivement de le regarder dans les yeux.

Bien sûr. Allez-y. Faites comme chez vous. Le sourire du gris ressemblait à celui de Lurch dans la Famille Addams.

Elle se prépara avant d’entrer, mais la puanteur à l’intérieur du camping-car était à chaque fois plus forte que dans ses souvenirs. Elle regarda rapidement pour voir si rien n’était abimé, bien qu’elle sache qu’elle n’allait trouver que la saleté et le désordre caractéristiques des gris. Peut-être un peu plus que d’habitude. Peut-être que ses excès de courtoisie faisaient que les gris se laissaient aller chaque fois un peu plus. Peut-être que les dégâts commenceraient la prochaine fois.

Elle sortit du camping-car, remerciant l’air frais de l’extérieur. Elle était décidée à réprimander le gris, à lui dire qu’il soit plus soigneux dorénavant, que même le désordre avait un seuil de tolérance. Mais quand elle le regarda, toute sa colère l’abandonna, la laissant vidée. Et le vide fut remplacé par un sentiment de désarroi si brutal que Greta put à peine contenir un sanglot.

C’était leurs yeux, elle le savait. Très peu pouvaient regarder un gris dans les yeux sans souffrir d’une peine aussi profonde que celle qu’ils exprimaient. Des yeux mélancoliques, qui semblaient toujours sur le point de verser une larme qui n’en finissait jamais de tomber.

Greta savait que ce n’était pas une larme, seulement un appendice qui leur servait à chasser quelque parasite sur leur planète d’origine. Que la tristesse de leurs yeux n’était qu’une interprétation purement humaine. Mais si cette apparence avait put tromper les représentants de l’ONU, pour leur permettre de rester sur terre, ce n’est pas elle qui allait pouvoir y échapper.

Tout est en ordre, Mr... KjiriKirst, dit-elle en lisant le nom sur la quittance de location. Vous pouvez partir si vous le voulez.

Vous ne signez pas le reçu ?

Si, bien sûr.

Greta omettait toujours de le signer, jusqu’à ce qu’ils le lui demandent, non pas pour en retirer un avantage quelconque, mais seulement par curiosité, pour voir si l’un d’eux oubliait ; pas un, jusqu’à présent. Elle prit le reçu dans le registre, y mit le tampon avec la date de restitution du véhicule et y apposa le gribouillis qui lui servait de signature rapide.

Voilà.

Merci...beaucoup.

Le gris tendit la main pour saisir le papier que Greta lui tendait entre deux doigts en évitant de toucher cette peau cendrée d’aspect brillant et humide qui, à chaque fois, lui rappelait la peau d’une grenouille. Puis, à grandes enjambées, le gris partit rejoindre les six autres qui l’attendaient à l’entrée.

Greta les regarda disparaître. Elle se retourna, prête à affronter le camping-car et le travail désagréable qui l’attendait. Bien qu’elle fût décidée à ne faire qu’une simple révision. Que Goyo le nettoie et qu’il perde ses mauvaises habitudes une fois pour toutes.

Depuis leur arrivée les gris avaient relancé la location des camping-cars et des caravanes, bien-que la majorité préférât les premiers car ils étaient plus spacieux. Goyo disait qu’errer durant plusieurs générations dans leur vaisseau spatial, après avoir perdu leur planète natale, les avait habitué à ce type de vie nomade, à déplacer leur habitation d’un endroit à un autre. Greta pensait que, tout simplement, ils aimaient voyager.

Tandis qu’elle ramassait des boites de conserve – ils adoraient le poisson – et des paquets de gâteaux vides, la colère commença à renaître. Elle se sentait stupide de s’être laissé dominer par ce regard. Elle ne savait pas s’ils le faisaient ou non à dessein, mais ça la dérangeait que cela fonctionnât avec elle.

De plus, comme ils avaient trois jambes et cette capacité à utiliser leurs bras et leurs yeux de manière indépendante – dissociée ils disaient à la télé, – ils devraient être capable de nettoyer encore mieux. Eh bien non, c’était plutôt comme si cela leur procurait un talent supplémentaire pour semer encore plus de désordre.

Elle était sur le point d’abandonner le nettoyage et de dire à Goyo qu’il continue, quand elle le vit. Il était dans un coin de la chambre située à l’arrière du camping-car, celle qui avait le grand lit à deux places – un matelas qui occupait les trois quart de l’espace, – en partie recouvert par un tas de vêtements. Greta faillit l’écraser lorsqu’elle repoussa les vêtements d’un coup de pieds.

– Goyo ! cria-t-elle, exaspérée. Puis murmura pour elle-même, mon Dieu, est-ce possible ... Goyo !

– Voilà, voilà, j’arrive. Goyo apparut instantanément, comme s’il s’attendait à ce qu’on l’appelle. Que se passe-t-il ? Tu veux un coup de main ?

Greta ne le regarda pas. Elle avait un tas de vêtements dans les mains et fixait, épouvantée, un coin de la chambre, comme si elle y avait découvert un cafard ou une araignée. Goyo dirigea son regard vers le coin.

C’était un œuf. De forme irrégulière, avec une peau comme translucide. Gris.

C’est... un œuf, dit Goyo.

Oui, je le sais bien que c’est un œuf, imbécile ! Qu’allons-nous en faire ?

En faire ? Je n’en sais rien...

Viens, aide-moi, dit Greta en faisant un pas vers l’œuf.

Goyo recula vers la porte de la chambre.

Non. C’est à toi. C’est ton camping-car et c’est toi qui l’as trouvé.

Ce n’est pas à moi ! Et je ne dis pas non plus qu’il est à toi ! Je veux juste que tu m’aides à le sortir de là !

Moi ? Pas question ! Mon contrat ne parle pas de manipuler des œufs d’extraterrestres ni rien de semblable...

Goyo disparu par la porte. Greta voulut lui courir après, mais elle comprit que c’était inutile : il ne remonterait pas dans le camping-car. Il était trop effrayé. Et elle aussi, bien que sa fureur masquât un peu la peur. De quel droit les gris lui laissaient-ils leur progéniture ainsi abandonnée !

Elle s’approcha de l’œuf, tenant un T- shirt qu’elle avait trouvé, comme s’il s’agissait d’une serviette pour recevoir bébé quand il sort du bain. Elle enveloppa l’œuf comme elle put, le tissu collait à la surface de l’œuf et il était impossible de le faire bouger. Elle essaya de le soulever, mais il restait fixé au sol. Elle tira doucement. Rien. Elle n’osait y mettre plus de force. Que se passerait-il si elle déchirait cette peau grise qui paraissait si fragile et qui tenait lieu de coquille ? l’accuserait-on d’infanticide ?

Mais elle ne voulait pas non plus le laisser une seconde de plus dans son camping-car. Et la colère provoquée par cette intrusion fit le reste : avec les doigts et un dégoût inexprimable, peu à peu elle décolla l’œuf de la moquette, en jurant à chaque fois que la peau se recollait quand elle n’y prêtait pas attention.

Quinze interminables minutes plus tard elle sorti du camping-car, l’œuf dans les mains, avec la sensation que c’était elle qui recouvrait la liberté.

Mais il lui restait encore un problème à résoudre : que faire de l’œuf.

Goyo était dans le bureau. En la voyant entrer il fit semblant de ranger quelques papiers.

Arrête de faire le gars occupé, tu veux ? grommela Greta, et débarrasse-moi le secrétaire que je puisse y poser ceci.

Goyo se dépêcha de faire ce qu’elle lui demandait. Greta posa l’œuf avec précaution, pestant en se rendant compte qu’un de ses doigts était collé.

Les gris pondent des œufs, non ? demanda-t-elle, comme s’il pouvait encore y avoir une autre alternative.

Oui, dit Goyo, sûr de lui. Une seconde après, avec le doute dans la voix, il ajouta, je crois que oui...

Ca, pour m’aider tu m’aides, hein ? Greta regarda l’œuf. Et maintenant qu’est-ce que je fais avec ça ?

Tu le couves, non ?

Greta le fusilla du regard. Une seconde après ils éclatèrent de rire.

Le fou rire dura un bon moment puis quand il se calma, Greta était épuisée :

Mon Dieu... vraiment je ne sais pas quoi faire avec ça.

Maintenant sans force pour rester debout plus longtemps, elle enleva un classeur qui était sur une chaise et s’assit. Elle resta une seconde à regarder le classeur avant de réagir :

Le registre ! s’exclama-t-elle, se tournant vers Goyo. Le registre des locations !

Elle ouvrit le classeur en tremblant, tant elle était excitée, elle parcouru la liste de noms du bout du doigt. La désillusion fut aussi soudaine que la joie : il n’y avait quasiment aucunes informations. Seulement le non du gris et le modèle du camping-car.

Par tous les diables, pourquoi la fiche n’est pas complète ? Elle se tourna vers Goyo. Ça te coûte tant que ça de mettre un numéro de téléphone ou une adresse ?

Cette fiche, c’est toi qui l’as remplie, Greta.

Greta se contint et regarda la fiche. C’était vrai. C’était son écriture. Pour accélérer les formalités et pour que le client ne change pas d’avis, elle se disait toujours qu’elle compléterait la fiche au retour. Et quand le client ramenait le camping-car, ça n’avait plus aucun sens de la remplir.

KjiriKirst, ça c’était le nom, ou le prénom, ou quoi que ce soit du gris.

Kjirikirst, dit-elle très fort. Comment vais-je le retrouver ?

Avec Google ? suggéra Goyo, presque timidement.

Greta se tourna vers lui, prête à le traiter d’imbécile. Mais en y réfléchissant bien, l’idée n’était peut-être pas si mauvaise. Non, ce n’était pas du tout une mauvaise idée. Combien de types avec le nom de KjiriKirst pouvait-il y avoir dans l’annuaire téléphonique ? Seul un gris pouvait s’appeler ainsi. Et combien de gris avec ce nom de famille ?

Goyo, tu es un génie, je ne me fatigue pas de le répéter, et elle l’embrassa sur la tête avant de s’asseoir devant l’ordinateur.

Goyo la regarda, dubitatif, puis se dirigea vers la porte.

Ce... je vais nettoyer le camping-car...

Bien sûr, bien sûr, dit-elle, tandis qu’elle attendait que l’ordinateur démarre pour commencer sa recherche.

Sept cent trente-quatre. C’était le nombre de personnes avec le nom de famille, ou prénom, KjiriKirst.

Ça c’est mauvais, dit-elle, et elle entra de nouveau le nom en essayant avec ou sans majuscules.

Mais c’était bien là le nombre.

Greta ne comprenait pas. A leur arrivée, il y a deux ans, les gris n’étaient que deux cents. Et maintenant il y en avait plus de sept cents pour un seul nom ! Mon Dieu, c’est vrai qu’ils se reproduisent rapidement ! Tout à coup les arguments des anti-gris ne lui parurent pas aussi exagérés que ça.

Par simple curiosité, elle continua vers le bas de la page. Après les KjiriKirst venaient KjiriKrindt, les KjiriKtriss, et avant, les KjiriKhints.

Mon Dieu ! s’exclama-t-elle en jetant un coup d’œil au compteur. Il y avait plus de deux mille quatre cents résultats rien que pour ces quatre noms.

Mais pour le moment quelle importance cela avait-il ? Le problème, c’est qu’elle était revenue au point de départ. Elle ne pouvait quand même pas téléphoner à sept cents extra-terrestres et leur demander s’ils n’avaient pas oublié un œuf dans son camping-car.

Elle ferma les pages jaunes et revint à Google où elle tapa « gris » et lança la recherche. Entre les pages qui proposaient des poupées gonflables pour gris – sûrement un truc amené par eux –, des femmes qui offraient leur sexe maquillé en sexe de gris, un restaurant de spécialités extra-terrestres, et la multitude des publicités attrape-nigauds, elle trouva ce qu’elle cherchait : une page qui parlait de la reproduction des gris.

Selon un biologiste marin, les gris pondaient bien des œufs. – bien qu’il n’y ait aucune photo –, qui normalement se développaient sur le dos de l’extra-terrestre, et que son partenaire fertilisait en y frottant son dos à lui. Le biologiste disait aussi que le sexe des gris n’était pas figé et qu’ils alternaient les rôles. Greta ne put empêcher qu’une image se forme dans sa tête : un gris se levant du lit de son camping-car, pour sortir de la chambre, un œuf tombant de son dos...

Greta ! appela Goyo.

Quoi ? répondit-elle, sans quitter du regard l’écran du moniteur.

Mets-toi sur le canal 5 !

Greta se positionna sur les canaux de vidéo. On y voyait des manifestants anti-gris qui avaient barré une rue – apparemment la rue Jujuy – et agitaient des pancartes, le visage en colère, face à un immeuble bas, mal entretenu, avec sur sa façade une affiche, illisible de l’endroit où se trouvait la caméra. Un homme au teint sombre, de type indigène, dirigeait la manifestation en vociférant ; mais le désordre était tel que le micro ne captait ce qu’il disait que de manière hachée.

Il s’agissait de Jonathan Ortiz, le porte-parole d’un groupe anti-gris parmi les plus virulents. Ortiz, d’origine bolivienne, installé à Buenos Aires, avait posé sa candidature au poste de gouverneur de la ville il y avait de ça une semaine, utilisant la présence des gris comme argument contre le parti au pouvoir. Il était des plus aimable, et ce d’autant plus en découvrant qu’il était parmi les mieux placés dans les sondages sur les intentions de vote. Goyo disait que des extra-terrestres n’avaient qu’à apparaître pour que les habitants de Buenos Aires – racistes s’ils en étaient – élisent un gouverneur bolivien.

Elle allait revenir en mode ordinateur quand l’angle de la caméra se modifia et la laissa figée, scrutant les images. De l’édifice était sorti un groupe de gris qui essayait de raisonner les manifestants. Celui qui était à la tête du groupe et essayait de parler avec Ortiz, tandis que celui-ci hurlait, lui aspergeant le visage de postillons, était particulièrement grand. Greta en était sûre, il s’agissait de son gris, celui qu’elle cherchait.

Elle ne voulu pas demander à Goyo ce qu’il en pensait. Il était facile d’imaginer sa réponse : Tous les gris se ressemblent. Elle revint en mode ordinateur et tapa le mot étranger, le nom officiel des gris. La quatrième entrée était celle d’une association qui se nommait : « Etrangers sur la Terre », avec une adresse avenue Jujuy. Et le directeur s’appelait KjiriKirst.

Le hangar de Greta se trouvait dans la rue Ramos Mejía. Elle mit quinze minutes pour arriver dans la rue Once, et une demi-heure pour parcourir les huit pâtés de maison restants. La manifestation avait coupé l’avenue Jujuy juste à l’heure de pointe, au moment des sorties de bureau du centre ville. A la radio de sa camionnette elle reconnu la voix d’Ortiz :

Nous n’allons pas nous laisser, une fois de plus, embobiner par votre regard larmoyant, non monsieur ! Ces larmes de crocodiles ont pu convaincre nos politiques pour qu’ils vous donnent asile, mais pas nous !

Le commentateur essaya de dire quelque chose, mais le discours continuait, sourd aux questions.

On s’est demandé pourquoi c’est nous qui devions accueillir et donner du travaille aux gris? Pourquoi, pendant que les yankees s’approprient toute la technologie extra-terrestre avec l’excuse de réparer leur vaisseau, nous autres assistions à l’invasion de notre pays par des centaines d’êtres venus de l’espace ? Est-ce que ce n’est pas évident, par hasard ? Pour l’argent, comme toujours ! Les politiciens de service ont rempli leurs poches avec l’argent des pots de vins et nos rues de visiteurs qui ne sont pas les bienvenus. Mais tout cela est bien fini ? Vous m’entendez ? c’est fini... !

Greta se demanda si réellement ils pensaient que ce serait possible de les renvoyer dans l’espace alors qu’ils étaient échoués ici. Que pensaient-ils en faire pendant qu’on réparait leur vaisseau ? Les enfermer dans une station spatiale et les laisser là, faisant des allers-retours sur terre ? Et si les nord-américains n’arrivaient jamais à réparer le vaisseau spatial ?

A trois rues du vacarme elle se donna pour vaincue et gara la camionnette pour faire le reste du trajet à pied. Elle cacha soigneusement l’œuf en l’enveloppant dans un bleu de travail et se fraya un passage dans la foule. Mais son assurance initiale s’évanouie après quelques mètres. Le fanatisme qui se lisait sur le visage des manifestants l’effrayait. Que se passerait-il s’ils découvraient qu’elle transportait la progéniture de l’un de ces « êtres venus de l’espace » ? Ils penseraient qu’elle les aidait et ils essaieraient de s’en prendre à elle. Elle pensa revenir à la camionnette puis à son hangar.

Un mouvement à l’intérieur de l’œuf ralentit sa fuite, mais pas sa peur. Ce qu’elle avait là était une créature, un être vivant, d’une espèce qui avait parcouru des millions de kilomètres. Elle ne pouvait pas avoir peur d’un groupe de vandales qui ne la séparaient que de quelques pas de la porte d’entrée.

Tandis qu’elle entrait, on lui hurla dans les oreilles, mais la confusion était telle qu’elle ne parvint pas à comprendre ce qu’on lui disait. La porte en verre se referma et un grand calme l’enveloppa. Elle fut surprise que personne ne lui ait interdit l’entrée, mais il était évident que c’était le dégoût, et lui seul, qui maintenait les manifestant dehors. Pour l’instant.

Elle se trouvait dans un grand hall d’entrée, avec fauteuils et canapés de cuir blanc. Un gris de faible stature – il ne semblait pas être jeune – s’approcha d’elle.

Vous désirez ? demanda-t-il avec l’économie de paroles habituelles.

Il faut que je voie..., elle jeta un coup d’œil au reçu, KjiriKirst...

Le gris hésita. Peut-être se demandait-il si elle faisait partie des manifestants ; s’il devait appeler KjiriKirst ou bien la police.

J’ai quelque chose qui lui appartient, dit Greta, soulevant à peine le bleu de travail pour lui laisser voir l’œuf.

Oh, oui ! dit le gris et il partit très vite.

L’excitation et la joie envahirent Greta. Jusqu’à la voix du gris, qui avait exprimé une émotion ! Finalement tout allait s’arranger. Elle rendrait l’œuf, le gris récupérerait son enfant et le tour serait joué...

KjiriKirst apparu suivi de l’autre.

Oui ? demanda le gris, et alors il parut la reconnaître. Ah, c’est vous.

Greta crut lire de la tristesse dans ses yeux, plus que d’habitude, comme s’il avait pleuré son enfant perdu depuis qu’il avait quitté le hangar. C’est à peine si Greta put contenir des larmes de sympathie.

J’ai... ceci... votre petit, et elle lui tendit l’œuf.

KjiriKirst le prit avec soin et le désenveloppa très facilement, comme si la toile n’était pas collé mais attachée par un lien que seul un grand – non pas une fillette comme elle – pouvait dénouer. Le gris pris l’œuf entre ses mains et le souleva, pour ensuite le poser par terre.

Merci, dit-il. C’est tout ?

Greta le regarda lui, puis l’œuf posé par terre, puis l’autre gris, puis de nouveau KjiriKirst. Elle ne pouvait croire qu’il allait le laisser là, comme si cela n’avait pas la moindre importance, comme s’il voulait l’oublier une fois de plus – peut-être que la première fois n’avait pas été accidentelle après tout. Pour aussi prolifiques qu’ils soient, rien ne justifiait cette criminelle négligence.

Mais... c’est votre enfant ! Vous allez le laisser là, par terre ? Vous ne pouvez pas être aussi négligeant !

Les deux gris se regardèrent.

Enfant ? Quelque chose qui pouvait passer pour un sourire apparut sur leur visage, contrastant avec leurs brillants yeux tristes. Ce n’est pas mon enfant.

KjiriKirst se leva et commença à se diriger vers l’endroit par où il était entré. Le fils de pute s’en allait et abandonnait l’œuf une fois de plus.

Peu importe qu’il s’agisse du vôtre ou celui de votre fiancé ou fiancé(e) ou épouse ou qui que ce soit ! Vous ne pouvez pas le laisser là, à même le sol.

KjiriKirst disparut, comme s’il était complètement sourd à ses paroles. L’autre gris la regardait, et Greta fut sur le point de pleurer avant de redoubler de colère.

Et toi, tu ne m’as jamais vue ? Vous ne savez rien faire d’autre que les imbéciles ?

C’est alors que KjiriKirst réapparut, accompagné par un des gris de petite taille.

C’est son enfant à lui... à elle ? C’est ce que vous voulez me faire croire ?

Pas de lui, dit KjiriKirst, de lui.

Et il montra le lézard que le petit gris portait dans ses bras et qui, à ce moment là, le déposa sur le sol. Le lézard se balança rapidement sur ses pates courtes et courut vers l’œuf. Il en fit plusieurs fois le tour, l’enveloppant de son corps, comme s’il voulait l’imprégner de son odeur corporel.

C’est... Greta voulut éviter le regard des trois gris mais il n’y avait que le lézard avec son œuf pour diriger le sien, c’est ton œuf ?

KjiriKirst hocha la tête, geste bizarre chez un gris.

Tout ça pour un œuf de lézard ?

KjiriKirst et moi très reconnaissant.

Greta acquiesça et s’en alla sans dire un mot.

Elle n’eut quasiment pas conscience de la présence des manifestants tandis qu’elle sortait de l’édifice et parcourait les trois rues qui la séparaient de sa camionnette. Tout en conduisant, elle se dit qu’elle pourrait presque sympathiser avec les anti-gris. Après tout, ils avaient raison. Non seulement les gris étaient en train de nous envahir avec leur descendance, mais aussi avec leurs maudits animaux de compagnie.

Et le pire de tout : Ils vous donnaient envie de pleurer rien qu’à les regarder.


Hernán Domínguez Nimo

Traduit de l’espagnol (Argentine) par Jean Claude Parat

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