Texto en español en Axxón: "Muerte en la pulpería"
Traducido al francé por Jean-Claude Parat
«Eté après été, il se contentait de l'idée abstraite de la possession et de la certitude que sa maison l'attendait dans
un endroit précis de la plaine.»
Jorge Luis Borges - Le Sud (Trad. R. Caillois)
Jorge Luis Borges - Le Sud (Trad. R. Caillois)
Assis dans le fauteuil de la salle à
manger, Murúa regardait les nouvelles à la télé. À presque quatre-vingts ans,
il s'était découvert maintenant habitué à ce que tout ne soit que vols,
corruption, drogue, viols et meurtres. Et tout cela se produisait même dans les
villes et villages tranquilles de l'intérieur du pays: Cipolletti, Junín,
Tornquist, Cañuelas. Les affaires policières relatées par les journaux à
sensation à grand tirage, quand il avait à peine sept ans, étaient aujourd'hui
devenues une routine.
Il y a soixante-dix ans, se dit Murúa,
ça te retournait l'estomac quand tu regardais certaines revues comme Así y Ahora, affichées dans les kiosques. Je ne te dis
pas ce que tu éprouvais s'il t'arrivait d'assister à un accident dans les rues
de Buenos Aires. Et encore pire si tu as vu un homme en tuer un autre : ça
te marque, ça te transperce l'âme pour la vie. Je le sais par expérience.
Emmêlé dans ces souvenirs, son
attention fut attirée par une image et les commentaires du chroniqueur sur la
mort d'un enfant dans une pulperia à José C. Paz.
Une pulperia ? De nos jours?
Avec quelle légèreté on emploi les
mots, pensa-t-il. Aussi bien dans le journalisme parlé que dans les gros titres
des grands journaux.
C'est sûr, il y avait une pulperia sur un des côtés de sa Josepás, la propriété où il avait passé son enfance
et son adolescence. Mais aujourd'hui?
Lui-même l'avait vérifié une année
auparavant : la propriété de ses chers souvenirs avait disparu sous un
ensemble précaire de maisons en parpaings et tôles rouillées. Dans un moment de
nostalgie, il avait marché jusqu'à la gare La Paternal
pour prendre le San Martín jusqu'à José C. Paz. Il déprima en voyant un
supermarché Coto occuper l'espace de trois pâtés de maisons entre la gare et sa
maison adorée. Même le terrain vague, la mare et les rigoles où il avait pêché
grenouilles et anguilles, étaient occupés par le parking du supermarché et le
bitume des rues. La haie de troènes qui faisait le tour de la maison érigée par
son père et ses oncles sur des terrains achetés par le grand-père, n'existait
plus elle aussi. Pas plus que n'avaient survécus les cerisiers, châtaigniers,
abricotiers, mandariniers, noyers et néfliers sur lesquels il avait cueilli
tant de fruits.
Quelque chose ne fonctionnait pas bien dans le cours du temps : il était encore triste de ne pas avoir retrouvé sa chère villa et tout ce qui l'avait entourée, et cependant, sur les images qu'il venait de voir à la télé, il avait bien reconnu la maison de briques nues et le troène et les rigoles. Et le réservoir en zinc qui contenait deux mille litres d'eau, et même le moulin en face de la pulperia où il avait appris à jouer au truco tant il avait regardé de parties. À l'époque de son enfance, il fallait traverser la rue et seulement : sauter un fossé, marcher sur quelques mètres de terre et contourner la palissade dressée sur un côté de la pulperia.
Et maintenant, ils disaient que dans cette Arcadie de son enfance, on avait commis un assassinat.
Quelque chose ne fonctionnait pas bien dans le cours du temps : il était encore triste de ne pas avoir retrouvé sa chère villa et tout ce qui l'avait entourée, et cependant, sur les images qu'il venait de voir à la télé, il avait bien reconnu la maison de briques nues et le troène et les rigoles. Et le réservoir en zinc qui contenait deux mille litres d'eau, et même le moulin en face de la pulperia où il avait appris à jouer au truco tant il avait regardé de parties. À l'époque de son enfance, il fallait traverser la rue et seulement : sauter un fossé, marcher sur quelques mètres de terre et contourner la palissade dressée sur un côté de la pulperia.
Et maintenant, ils disaient que dans cette Arcadie de son enfance, on avait commis un assassinat.
Le téléviseur fonctionnait-il mal?
Comment était-il possible qu'ils retransmettent des images d'un passé aussi
lointain ? Des documents d'archives, peut-être? Depuis un ou deux mois,
aussi bien Térésa que les enfants lui disaient qu'il était gaga. Lui, le
prenait comme une plaisanterie. Mais… parlaient-ils sérieusement? Avaient-ils
raison.
—Je m'en vais à Josepás.
—Alors, papi. Térésa sortit de la
cuisine en se séchant les mains sur son tablier. Toujours la même histoire?
Mais ta Josepás n'existe plus.
—Viens, Térésa, il lui indiqua le
téléviseur, regarde toi-même.
Elle s'installa à côté de lui, regarda, et vit le présentateur du journal assis derrière un bureau.
Elle s'installa à côté de lui, regarda, et vit le présentateur du journal assis derrière un bureau.
—Juste avant… juste avant, ils
retransmettaient de l'extérieur, Térésa.
—Papi, on vient juste de te le dire,
elle le prit dans ses bras et lui caressa le dos, Josepás n'est plus Josepás.
Maintenant c'est José C. Paz et on y tue des gens. Tu n'as pas entendu?
—Si, Térésa, j'ai entendu. Murúa se
leva. J'ai entendu et aussi j'ai vu. Il attrapa le sac avec ses objets
personnels, se l'accrocha sur le dos, mit son béret qu'il utilisait chaque fois
qu'il sortait et ajouta :
—Justement, je m'en vais parce que j'ai
entendu et vu.
—Qu'as-tu vu ? Térésa avançait à
grandes enjambées derrière lui le bras tendu, comme si elle cherchait à
l'arrêter en l'agrippant par la chemise. Qu'as-tu vu, papi?
—J'ai vu Josepás, Térésa. Il sortit de sa vaste bibliothèque un livre dépareillé, le mit dans son sac et ouvrit la porte, décidé. J'ai vu la maison, les troènes, la rigole. J'ai tout vu, Térésa. Tel que c'était quand j'étais enfant. Même la pulperia je l'ai vue. Je sens une oppression ici. Il se retourna et se mit la main sur la poitrine. Une boule de sable qui ne veut ni monter ni descendre. La mort de ce gamin m'étouffe.
—J'ai vu Josepás, Térésa. Il sortit de sa vaste bibliothèque un livre dépareillé, le mit dans son sac et ouvrit la porte, décidé. J'ai vu la maison, les troènes, la rigole. J'ai tout vu, Térésa. Tel que c'était quand j'étais enfant. Même la pulperia je l'ai vue. Je sens une oppression ici. Il se retourna et se mit la main sur la poitrine. Une boule de sable qui ne veut ni monter ni descendre. La mort de ce gamin m'étouffe.
—Mais… en quoi est-ce ta faute ?
Qu'as-tu fait ?
—Je n'ai rien fait, Térésa. C'est bien
ça, je n'ai rien fait. Et rien que d'y penser, je suffoque.
—Papi, tu te sens mal?
—Papi, tu te sens mal?
—Bien sûr que je me sens mal. Murúa
claqua la porte et de l'extérieur cria : je reviens pour le dîner.
Dans le hall de la gare, il sortit le
billet d'aller-retour à José C. Paz et se renseigna sur l'horaire du prochain
train ; il lui restait vingt minutes. Il s'assit, mit la main dans son
sac, tâtonna et sortit le livre. Il ajusta les pages qui dépassaient et l'ouvrit.
C'est justement ce livre que j'ai attrapé, pensa-t-il.
C'est justement ce livre que j'ai attrapé, pensa-t-il.
Les livres de Borges le
fatiguaient : ils étaient ardus. S'il avait pu choisir, il en aurait pris
un de Conrad : plus faciles et qui lui conviennent mieux. Il s'est
toujours senti proche de lord Jim, Kurtz ou Razumov.
Il lut : « Edition spéciale
pour La Nación », il chercha le
sommaire sur la page suivante et choisit le dernier récit, " Le Sud
". Il lui sembla juste de la longueur pour le lire avant que le train
arrive.
Dès les premiers paragraphes, il se
rendit compte qu'il l'avait déjà lu… et se souvint qu'il ne l'avait pas
compris. Mais cette fois, après s'être affranchi des premiers paragraphes, la
trame l'intéressa ; il lut avec avidité, et les difficultés ne le
dérangèrent pas : ce n'était pas compliqué. Au milieu du récit, Murúa
hésita : Dahlmann se rendait-il à la campagne où il avait passé son
enfance, ou rêvait-il qu'il s'y rendait ? Pour élucider ce doute, il ne
lui restait qu'une page à lire.
Pendant qu'il la lisait, il entendit le train qui entrait en gare. Il marqua la page en pliant la pointe, ferma le livre et le rangea dans le sac que, cette fois, il porta à la main.
Pendant qu'il la lisait, il entendit le train qui entrait en gare. Il marqua la page en pliant la pointe, ferma le livre et le rangea dans le sac que, cette fois, il porta à la main.
Il se leva et marcha jusqu'aux wagons
qui attendaient à quai. Les portes s'ouvrirent. Et, en montant, il heurta une
femme qui descendait. Il vit une expression de surprise sur le visage de la
brunette. Une impulsion lui fit passer sur son front le dos de la main qui
portait le sac ; la main se retrouva couverte de sueur. Il crut s'apercevoir
que quelque chose —une feuille de platane emportée par le vent?— s'était
envolée pour tomber entre le wagon et le bord du quai. Il fit demi-tour et
chercha la femme brune pour lui demander le pourquoi de son étonnement, mais il
ne parvint pas à la repérer : elle s'était évaporée.
Il parcourut les wagons et finit par trouver
un siège vide. Il s'installa et ouvrit le sac. Après avoir hésité, il sortit le
libre
Il ne retrouva pas la pliure
qu'il avait faite pour marquer la page. Il ouvrit alors le livre à la dernière
page, et de par la pagination se rendit compte qu'il manquait la page avec la
fin du récit!
Il regarda à l'intérieur du sac ;
rien. Il secoua le livre les pages vers le bas, deux ou trois feuilles
tombèrent à ses pieds, mais aucune d'elles n'était celle qu'il cherchait. Il se
souvenait qu'il avait marqué cette page à l'une de ses pointes, mais peut-être
s'était-elle détachée de la reliure. L'aurait-il perdue en montant dans le
train? S'agissait-il de ce qui avait volé à son côté avant de tomber sur les
voies? S'il en était ainsi, il ne pourrait plus la retrouver.
Puisque je ne peux plus lire la fin, se
dit-il, ça ne me fera pas de mal de relire les premières pages du récit. Je
n'ai rien à faire, et j'arriverai à mieux le comprendre.
De telle sorte qu'il commença à relire
la nouvelle, pour comprendre si Juan Dahlmann voyageait ou rêvait qu'il
voyageait. Au bout de quelques minutes, il lut une phrase qui auparavant
n'avait pas attiré son attention : La réalité
aime les symétries et les légers anachronismes. Et lui, Sergio
Murúa, était une preuve de cette certitude énoncée par Borges : comme
Dahlmann, il lisait un livre dans le train et comme Dahlmann, il voyageait pour
retrouver les lieux et souvenirs de son enfance.
Des cloches attirèrent son attention. À
l'époque y avait-il une église dans les environs ? Il haussa le regard et
ne vit que très peu de gens sur le quai, quelques eucalyptus touffus dépassaient
du toit rouge derrière la gare de Devoto. Il ne les avait pas vus lors de son
dernier voyage. Des détails que la mémoire perd peu à peu, voulut-il croire.
Et quand il entendit le contrôleur
annoncer: «Rapide pour Caseros !», le commentaire de Térésa prit tout son
poids. Le «Tu es gaga, mon vieux» passa en catégorie vraisemblable, car Murúa
le savait bien : maintenant, les contrôleurs ne vous informaient plus que
le train ne s'arrêterait pas dans les gares intermédiaires. Ils n'informaient
plus de cela ni de rien: le temps qui passe les avait éliminés; c'est à peine
s'il y avait un contrôle à la sortie des quais.
La femme assise en face de lui
– une femme bizarre en robe longue, souliers noirs, une capeline, noire
elle aussi, d'une autre époque et un voile de tulle lui couvrant le
visage – leva la tête, le regarda et lui sourit.
À Murúa, cela ne disait rien qui
vaille : ce petit sourire malicieux ainsi que son aspect général suffisait
à vous faire croire aux apparitions. Bizarre qu'il ne l'ait pas remarquée
avant. La question des anachronismes que mentionnait Borges, était-elle fondée?
Et quand il vit que lui et cette femme
étaient les seuls passagers, il s'étonna encore plus.
La lecture m'a distrait, se dit-il, et
je n'ai pas remarqué quand les autres ont descendu.
Il revint à la lecture du livre qu'il
avait posé sur ses genoux. Des silhouettes floues passaient rapidement de
l'autre côté de la fenêtre, mais en sens contraire.
Il resta pensif, interdit face à
certains paragraphes du récit. Pour quelques-uns, il ne les comprenait pas du
tout : la couleur ponceau, par exemple… y aurait-il un rapport avec Rosas2 ?
Ce pouvait être ça, à cause de " couleur violente ". D'autres
paragraphes lui donnaient l'impression d'avoir été écrits pour lui :
Dahlmann, lui aussi, avait croisé une femme, Dahlmann, lui aussi, s'était passé
la main sur le front.
Il sut qu'il ne restait que sept arrêts
quand il entendit le contrôleur annoncer : «Jusqu'à José C. Paz le train
s'arrêtera à toutes les gares!».
Et il s'étouffa. Il s'étouffa dans une
étrange métamorphose qui l'obligea à se saisir la gorge. Il ne s'était pas
transformé en un monstrueux insecte, mais il se sentait enchevêtré dans un rêve
inquiétant. Le rêve de Dahlmann ou son propre rêve? Le début d'une profonde
sénilité, tout comme le pressentait Térésa? Ou pire encore : la maladie
d'Alzheimer arrivant au galop ; la démence sénile. Car… entendre le
contrôleur une fois, bon. Mais… cette seconde fois le préoccupa!
Qu'est-ce qu'il m'arrive? Suis-je en
train de perdre la raison?
Il secoua la tête : la femme en
noir avait disparu, il ne l'avait pas vue se lever… et encore moins descendre
du train. Il regarda devant puis derrière lui ; les sièges vides lui
confirmèrent que dans ce wagon il voyageait seul.
Gare après gare, le paysage urbain
devenait rural. Kilomètre après kilomètre, les eucalyptus diminuaient en
taille. Murúa se massa les tempes : le mal de tête —Alzheimer, c'est sûr—
transformait-il ses souvenirs en présent?
Un parfum de malt fermenté l'obligea à
lever la tête, à regarder à travers la vitre. Et encore une fois Dahlmann.
Tout lui revenait : l'arôme
distillé par la Hiram Walker, les eaux claires du Reconquista, les maisons
cubiques en briques de terre cuite avec leurs poulaillers sur l'arrière, les
eucalyptus récemment plantés, les légendaires arbres de paradis avec leurs
grappes de fruits jaunes, un cavalier pressant le bétail, la gare de José C.
Paz: à peine un appentis au milieu de la pampa.
Déconcerté, il accrocha le sac sur son dos, enleva le béret et en détendit le bord avec les doigts pour mieux l'ajuster. Le panorama qui s'étendait face à lui l'impressionna : la route 197, déserte, de sa Josepás.
Déconcerté, il accrocha le sac sur son dos, enleva le béret et en détendit le bord avec les doigts pour mieux l'ajuster. Le panorama qui s'étendait face à lui l'impressionna : la route 197, déserte, de sa Josepás.
Maintenant, il ne supposait plus qu'il
voyageait dans le passé. Il le savait.
Il traversa la route, caressa les briques du magasin de don Semín.
Et il se sentit aussi enfant que quand
il était un enfant, à la fois bouleversé et heureux.
Il continua sa marche par le sentier recouvert de cendre et entendit le crissement des graviers noirs s'écrasant sous ses espadrilles. Quelques mètres devant lui, il vit la maison blanche de Capurro : les abeilles s'envolaient de la haie de troènes, le doux parfum de ses fleurs le frôla, et le jardinier lui offrit une rose pour sa maman. Plus loin, la fabrique de confiseries avec ses deux cheminées, l'atelier ferroviaire, le grand terrain vague avec la mare au milieu, le parfum anisé des fenouils.
Et enfin —Murúa flottait hors du temps, dans l'infini—, Josepás : les pruniers entourés de ruches blanches avec de lourds blocs posés sur leurs toits rouges —des blocs en acier que lui-même récupérait sur les voies quand ils tombaient des trains—, les deux châtaigniers et les trois poiriers, le généreux réservoir australien, les magnolias et la lavande, les légumineuses et les plantes potagères de la propriété de don Osvaldo, le petit hangar en planches pour ranger les outils, le roucoulement des pigeons ramiers, les rues en terre et les moineaux se baignant dans la poussière.
Il continua sa marche par le sentier recouvert de cendre et entendit le crissement des graviers noirs s'écrasant sous ses espadrilles. Quelques mètres devant lui, il vit la maison blanche de Capurro : les abeilles s'envolaient de la haie de troènes, le doux parfum de ses fleurs le frôla, et le jardinier lui offrit une rose pour sa maman. Plus loin, la fabrique de confiseries avec ses deux cheminées, l'atelier ferroviaire, le grand terrain vague avec la mare au milieu, le parfum anisé des fenouils.
Et enfin —Murúa flottait hors du temps, dans l'infini—, Josepás : les pruniers entourés de ruches blanches avec de lourds blocs posés sur leurs toits rouges —des blocs en acier que lui-même récupérait sur les voies quand ils tombaient des trains—, les deux châtaigniers et les trois poiriers, le généreux réservoir australien, les magnolias et la lavande, les légumineuses et les plantes potagères de la propriété de don Osvaldo, le petit hangar en planches pour ranger les outils, le roucoulement des pigeons ramiers, les rues en terre et les moineaux se baignant dans la poussière.
Puis, tournant le coin —après avoir
longé la haie de troènes que taillait oncle Mario et la rigole avec une
multitude d'œufs de grenouille collés aux plantes qui émergeaient—, il vit la
citerne qui contenait deux mille litres d'eau pour la maison, et le moulin qui
la remplissait.
Et de l'autre côté, la pulpería
Il parcourut le demi-pâté de maisons
qui le séparait d'elle, et il fut ravagé par la honte du jour où il vit cet
homme en tuer un autre. Là, dans cette même pulperia. L'esprit de cet homme
mort l'avait blessé. Une blessure qui a cicatrisé, mais qui continue à le tourmenter.
Il ne l'avait raconté à personne. Personne ne le savait. Mais lui si. Murúa ne
pouvait pas l'effacer de sa mémoire : peut-être s'il avait tenté quelque
chose… Oui ; il aurait dû faire quelque chose…
… et il n'a rien fait.
C'est qu'à cette époque, il n'était
qu'un gamin.
Mais l'excuse ne valait rien :
gamin ou pas, il aurait pu le prévenir. La peur l'avait paralysé et un homme
était mort par sa faute. Cette phrase de Facundo Cabral n'a plus cessé de le tourmenter:
«Le temps ride la peau, la peur ride l'âme».
Murúa se sentait comme une statue
d'argile érigée devant la porte de cette pulperia. Il avait horreur de s'avouer
qu'il avait été faible et lâche.
Il respira profondément. Et il entra,
tout simplement.
L'éternité de cet instant l'émut. Il crut reconnaître l'homme assis au comptoir, de dos, à côté d'une lampe à pétrole: l'Ambrosio, ils l'appelaient.
Á une table, un groupe jouait au truco. Il en reconnu un. Comment s'appelait celui avec
la moustache et les cheveux roux? Ah, oui… ils le nommaient Eugenio le Rouge.
Il n'avait vu les autres qu'une seule fois.
Cette fameuse fois.
Debout derrière le comptoir, le patron
le regarda perplexe.
—Qu'est-ce que tu fais là, la marmotte?
—Salut, patron, lança Murúa depuis la
porte. Et sa propre voix attira son attention: celle d'un enfant.
—Je te l'ai déjà dit, petit imbécile,
ce n'est pas un endroit pour toi.
—Je le jure, patron —Murúa embrassa ses
doigts en croix—, c'est la dernière fois, je ne reviendrai plus.
Murúa regarda le Rouge et lui fit un
clin d'œil. Le visage du Rouge refléta la surprise.
L'Ambrosio buvait un genièvre. Comme la
dernière fois.
Il avait aussi un sombrero noir et,
comme tout gaucho bien équipé, il portait le chiripá
de couleurs vives à cause des motifs floraux, le gilet sans manche, le foulard
autour de la tête comme un bandeau qui se confondait avec ses longs cheveux,
une courte cravache, des bottes blanches avec les orteils à l'extérieur, des
éperons à longues pointes, le poncho bien plié sur le bras. Un poignard au
manche en corne décoré à son extrémité. Un gaucho sans cheval, maté,
boleadoras, lasso ou poncho, à la limite. Mais impossible de l'imaginer sans
son couteau.
Murúa savait qu'Ambrosio était un
traître. Un de ces minables qui tuent par derrière. Il savait que le misérable
se lèverait et planterait le poignard dans le Rouge Eugenio: dans le dos et
même si l'autre était assis. Il irait jusqu'à lui enfoncer son couteau Arbolito.
Depuis cette fameuse fois, il le
savait, lui.
Mais, si cet homme se roulait dans la
boue de la traitrise, lui, Murúa le froussard, était souillé par la boue de la
lâcheté.
Et maintenant arrivait le moment
d'accomplir ce pour quoi il était venu, de solder son compte, de faire ce qu'il
n'avait pas fait. Il affrontait la possibilité de se racheter à ses yeux. Et il
n'hésiterait pas.
Murúa s'approche du rouquin, bien en
face. Il appuie une main sur les cartes éparpillées sur la table qui sent le
vin. Un haricot tombe. Il se penche vers l'oreille du Rouge et lui dit :
—Tire-toi, nom de Dieu, ils vont te
tuer.
Et cette fois le Rouge se sauva. Et le
poignard qu'avait lancé Ambrosio dans le dos de l'homme assis, entra dans l'œil
de Murúa.
Dans ses derniers instants, il se
rappela cette certitude de Borges à propos du goût de la réalité pour la
symétrie et les légers anachronismes. Mais il sourit au souvenir de lord
Jim : une volonté qui gouverne les desseins de l'homme avait agi.
Et, en quelques minutes, l'enfant mourut vidé de son sang sur le sol en terre de la pulperia.
Térésa attendait le retour de Murúa. Assise sur une chaise, à côté de la table prête pour le repas, elle regardait à la télé les nouvelles du soir.
Et, en quelques minutes, l'enfant mourut vidé de son sang sur le sol en terre de la pulperia.
Térésa attendait le retour de Murúa. Assise sur une chaise, à côté de la table prête pour le repas, elle regardait à la télé les nouvelles du soir.
Le chroniqueur présentait ses excuses
pour s'être référé, dans la matinée, à une pulperia. Il s'agissait en fait d'un
simple magasin de village, assurait-il. Mais deux choses attiraient son
attention : le gamin de sept ans qui était mort, portait un béret et, dans
son sac, il avait un exemplaire disloqué de Fictions.
«Mais un fait inattendu a laissé perplexe les médecins, dit le
journaliste : après qu'ils l'aient déclaré comme mort, le gamin a été vu
marchant dans les couloirs de l'hôpital.»
Quels monstres l'homme doit-il affronter —dirait Conrad— quand il atteint le cœur de ses propres ténèbres?
Quels monstres l'homme doit-il affronter —dirait Conrad— quand il atteint le cœur de ses propres ténèbres?
Une présence étrangère aux forces
humaines. Une volonté hermétique, indéchiffrable.
On sonna à l'entrée.
Térésa se leva, marcha vers la porte et
ouvrit.
Vieux! dit-elle. Il est tard ; que
t'est-il arrivé ? Pourquoi as-tu ce pansement sur l'œil?
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